XIII
RETOUR A COZAR

Les nageurs de la chaloupe rentrèrent leurs avirons et restèrent assis sans un geste sur leurs bancs de nage, tandis que l’embarcation courait sur son erre et venait accoster en douceur le long de la jetée ; immédiatement, elle fut amarrée aux gros anneaux de fer rouillés.

Bolitho serra sa cape autour de ses épaules et prit pied avec précaution sur les marches usées ; il se retourna un instant vers le port encombré. C’était le soir ; à la lumière violette du crépuscule, les vaisseaux au mouillage avaient un air pacifique et même guilleret, avec leurs lanternes qui clignotaient et leurs sabords grands ouverts pour laisser sortir la chaleur et l’humidité accumulées pendant la journée. Le navire amiral Tenacious était mouillé au milieu du chenal ; des ribambelles de lanternes de couleur illuminaient sa poupe et les échos d’une vieille chanson mélancolique, comme les marins en chantent dans le monde entier, se répercutaient jusqu’à la jetée.

Le capitaine de vaisseau porta ses regards vers la ville : comme elle avait changé en un seul jour ! Le matin même, à l’aurore, l’Hyperion avait doublé l’épave incendiée du Saphir pour prendre possession du port. Il essaya, sous sa cape, de trouver une position plus confortable pour son bras, mais la douleur, lancinante, le taraudait comme une intolérable brûlure. Il avait encore en mémoire les minutes atroces où Rowlstone avait coupé la manche de sa chemise et de sa veste pour dégager la blessure béante ; le sang avait jailli de nouveau quand le chirurgien avait arraché les fragments d’étoffe que la lame du lieutenant français avait profondément enfoncés dans la plaie. Avec précaution, l’officier fit bouger ses doigts un à un, grinçant des dents sous l’effet de la souffrance ; grâce à Dieu, le chirurgien n’avait pas jugé nécessaire d’amputer le bras.

Herrick débarqua, monta l’escalier et s’approcha de Bolitho :

— On ne dirait pas que nous sommes en France, commandant. On a l’impression que Saint-Clar est le port d’attache de tous ces navires.

C’était vrai. Dans les heures suivant l’arrivée de l’escadre de Pomfret, les transports avaient été déchargés ; les soldats, soulagés d’être arrivés, s’étaient mis en rangs sur le quai ensoleillé, avant de défiler à travers toute la ville pour gagner les collines et les positions des deux côtés de la route côtière. Il y avait l’infanterie du colonel Cobban, un petit détachement d’artillerie légère, plus les Espagnols : un millier de fantassins et un escadron de cavalerie au complet. Les cavaliers, en tunique jaune pâle, avaient vraiment fière allure ; sur leurs chevaux magnifiques, ils parcoururent au petit galop les ruelles, sous les yeux fascinés de la foule et les acclamations des enfants qui couraient sur les trottoirs.

A présent, la ville semblait morte : à peine les forces débarquées, Pomfret avait imposé le couvre-feu. Les rues étroites, le pont en dos d’âne et les principaux bâtiments étaient gardés par les deux cent cinquante fusiliers marins de Pomfret ; des patrouilles sillonnaient la ville en permanence pour faire respecter l’ordre de l’amiral.

L’estacade en travers de l’entrée du port n’avait pas été remplacée, mais une demi-douzaine de canots de ronde faisaient bonne garde : la carène éventrée du Saphir était là pour leur rappeler le prix de la négligence.

— Rentre à bord, Allday ! ordonna Bolitho. Je ferai signe à la chaloupe quand j’en aurai besoin.

Allday se leva dans l’embarcation et porta la main à son bicorne :

— A vos ordres, commandant.

Il semblait inquiet ; Bolitho ajouta d’une voix douce :

— Je ne pense pas en avoir pour longtemps.

Pourquoi diable Allday se faisait-il tant de souci à son sujet ? S’il avait été à bord du vaisseau amiral quand Bolitho s’était présenté à Pomfret, il aurait eu des sujets de préoccupation plus graves encore.

La réception de l’amiral avait été, pour le moins, des plus fraîches. Sans mot dire, il avait écouté le compte rendu de Bolitho : le débarquement et tout ce qui s’était passé par la suite ; son visage était resté de marbre.

Puis, ses premiers mots avaient cinglé :

— Vous en prenez vraiment à votre aise ! Vous connaissiez mes ordres et, ce nonobstant, vous avez décidé d’agir à votre guise.

L’amiral avait commencé à arpenter sa cabine de long en large :

— Les Français pouvaient fort bien jouer double jeu : cette soi-disant dévotion pour leur roi mort aurait pu être une simple tactique pour retarder nos opérations !

Bolitho lui avait rappelé le dévouement désespéré de Charlois pour tenter de l’avertir :

— Charlois a payé de sa vie sa loyauté, monsieur. J’ai fait tout mon possible pour empêcher un désastre militaire, un vrai carnage.

Pomfret lui lança un regard inquisiteur :

— Et c’est vous qui êtes entré dans le port le premier, Bolitho. Avant moi et l’escadre ! C’est un peu facile !

— Je ne pouvais communiquer avec vous, monsieur, rétorqua Bolitho. Je n’avais pas le choix.

— Au-delà d’un certain stade, la ténacité devient de la stupidité !

Pomfret en était resté là car, à ce moment, le capitaine Dash était entré pour lui annoncer que les soldats étaient prêts à débarquer.

Bolitho était trop las, trop perclus de souffrance et de fatigue, pour être touché par la colère de Pomfret. En y réfléchissant, il se disait que l’amiral le soupçonnait d’avoir calculé et exécuté son attaque dans le simple but de se faire remarquer et d’obtenir de l’avancement, au risque de perdre son navire et tout son équipage.

— L’amiral, dit-il à Herrick, a invité tous les officiers supérieurs à venir boire un verre de vin avec lui. Tâchons d’être à l’heure.

Ils s’étaient engagés en silence dans une ruelle pavée bordée de chaque côté par des maisons proches à se toucher.

— De combien de temps disposons-nous, commandant, demanda Herrick, avant que l’ennemi ne lance une attaque contre le port ?

— Qui sait ? Cobban a ses éclaireurs en ville et il ne fait pas de doute que sir Edmund va mettre en place des patrouilles côtières pour surveiller la route du Nord.

Il avait dit tout cela d’un ton badin, mais il ne pouvait se défendre d’un sentiment de déception. Pomfret avait l’art de tout gâcher. Le couvre-feu, par exemple : les citadins de Saint-Clar avaient accueilli les navires et les soldats comme s’ils étaient des leurs, ils avaient lancé des fleurs aux fantassins radieux, pour témoigner de leur confiance dans cette opération qu’ils avaient contribué à lancer et dont ils étaient déterminés à subir les conséquences, quelles qu’elles fussent.

A bord de l’Hyperion, l’exaltation de la victoire s’était glacée quand Pomfret avait donné ordre à toute l’escadre de débarquer les troupes et les fournitures sans délai. Un seul mot de l’amiral aurait tout changé. Le détachement de troupes de l’Hyperion comptait quinze hommes tués ou disparus, et dix blessés graves : par rapport aux pertes que l’escadre aurait subies si le Saphir avait défendu Saint-Clar, ces chiffres étaient négligeables. Mais au sein de la petite communauté du vaisseau, le silence de l’amiral avait été très mal reçu.

Pomfret avait mis son pavillon à terre le jour même et avait choisi son nouveau quartier général avec grand soin, comme pouvaient en juger les deux officiers qui traversaient à présent une petite place ombragée par des platanes. C’était la demeure d’un riche négociant en vins, une superbe bâtisse à large façade avec un portique à l’entrée et entourée d’un mur élevé. Les fusiliers marins de faction au portail se mirent au garde-à-vous ; des domestiques attendaient fébrilement devant la porte à deux battants, prêts à débarrasser les officiers de marine, ainsi que leurs collègues de l’infanterie, de leurs chapeaux et de leurs capes.

Herrick observa gravement Bolitho qui déplaçait avec effort son bras bandé sous son uniforme d’apparat ; le visage du commandant de l’Hyperion était marqué, deux rides profondes s’allongeaient aux commissures de ses lèvres et des gouttes de sueur perlaient sous sa mèche rebelle.

— Vous auriez dû m’envoyer seul, commandant, dit-il enfin. Vous n’êtes pas au mieux de votre forme, tant s’en faut !

— Et vous m’auriez fait manquer l’occasion de visiter cette magnifique demeure ? répliqua Bolitho en grimaçant. Pour rien au monde !

Herrick admirait les tapisseries aux murs, l’éclat miroitant des innombrables chandeliers.

— Sir Edmund ne se mouche pas du coude, commandant… observa le lieutenant, non sans acrimonie.

Bolitho se demanda si Herrick haïssait l’amiral du fait de son attitude passée, ou à cause de la façon dont il traitait le commandant de l’Hyperion.

— Vous avez la langue trop longue, Thomas ! répondit-il avec un sourire. Vous finirez par vous prendre les pieds dedans !

Un valet de pied emperruqué ouvrit une porte à la volée ; un officier marinier anglais lui souffla quelque chose à l’oreille et il aboya :

— Cap’taine de vaisseau, m’sieu Boli…

Il hésita, il n’arrivait pas à prononcer ce nom étrange. L’officier marinier lui lança un regard menaçant et beugla d’une voix à lancer des ordres à des gabiers :

— Le commandant Richard Bolitho ! Du navire de Sa Majesté britannique Hyperion !

Bolitho eut un sourire indulgent et entra dans la longue pièce lambrissée. Elle était remplie d’officiers, tant de marine que de l’armée ; le brouhaha de la conversation s’éteignit, et tous les visages se tournèrent vers lui. Bellamy, du Chanticleer, donna le signal des applaudissements qui se muèrent en acclamations ; Bolitho, pris de court, resta sans bouger, tout confus, tandis que le vacarme emplissait tout le bâtiment et résonnait dans le petit jardin calme : les sentinelles en faction à l’extérieur tendaient le cou pour écouter ce tonnerre d’ovations.

Bolitho, très mal à baise, s’avança au milieu des visages souriants ; il n’entendait qu’à demi les paroles qu’on lui adressait, mais se sentait heureusement soutenu par la présence de Herrick qui marchait à son côté, s’interposant entre son bras blessé et la foule des officiers enthousiastes, vêtus de bleu et d’écarlate.

Pomfret, en grande tenue, attendait à l’autre extrémité de la pièce ; il tenait la tête penchée et les lèvres pincées, mais il était difficile de savoir si le spectacle l’amusait ou l’irritait. Il attendit qu’un valet eût placé un verre dans la main de Bolitho pour lever le bras et réclamer le silence :

— Nous avons déjà porté notre toast au souverain, messieurs, dit-il. Nous allons à présent porter un second toast : buvons à notre victoire et mort aux Français !

Bolitho, étourdi par le bruit et l’excitation qui régnaient, supa un peu de vin. Le toast était banal, trop même étant donné les circonstances, songea-t-il. D’un coup d’œil rapide sur la foule, il constata avec surprise qu’il n’y avait pas un seul Français, ni officier, ni civil.

— Eh bien, continua Pomfret, vous avez eu droit à un accueil peu ordinaire, Bolitho ! Digne d’un héros, si je puis dire.

Son visage couperosé était tout congestionné de chaleur et ses yeux étincelaient.

— Aucun dignitaire français n’est venu, monsieur ? s’étonna poliment Bolitho.

Pomfret, imperturbable, le toisa :

— Je ne les ai pas invités !

Bolitho sentit monter en lui un coup de colère, sa blessure le lançait au rythme des battements de son cœur :

— Mais, monsieur, ceci est une entreprise commune ! Ils souhaitent tout autant que nous renverser le gouvernement révolutionnaire !

— Tout autant ?

L’expression de l’amiral n’était que dédain :

— Aux yeux du Tout-Puissant, cela se peut ; mais à mes yeux, ce sont des Français et nul ne peut leur faire confiance ! Je vous l’ai déjà dit, je n’accepterai aucun compromis. C’est moi qui commande ici, et je ne souffrirai aucune initiative de ces fichus paysans !

Il se tourna et, pour la première fois, vit Herrick :

— Ah ! Votre fidèle second ! J’espère qu’il s’est fait une raison : pas une maille en parts de prise pour vos exploits ! Le Saphir et le Fairfax ont été coulés, qui sait quand une autre occasion se présentera de capturer un navire de quelque importance ?

Le visage de Herrick s’empourpra :

— Je n’ai pas reçu de plaintes, monsieur. Sauver des vies compte davantage que gagner de l’argent, à mon avis !

Pomfret eut un sourire narquois :

— Votre avis ? Qui vous a demandé votre avis, monsieur Herrick ?

Il tourna les talons ; le colonel Cobban se dirigeait vers lui, fendant la foule des officiers.

— Ah, sir Torquil ! Vos hommes ont-ils pris position ?

Le soldat répondit d’un grognement et prit un verre sur un plateau d’argent :

— Les travaux de génie civil sont lancés. Les canons sont en place.

Son sourire avait quelque chose de carnassier :

— Nous pouvons tenir cette place jusqu’à la fin des temps, si nécessaire !

— Mais est-ce bien raisonnable, monsieur ? demanda Bolitho. Il semble peu probable que nous soyons contraints de rester longtemps ici ; dès que nos renforts seront là, nous pousserons à l’intérieur des terres si nous voulons que ce débarquement serve à quelque chose.

Cobban se tourna vers lui avec lenteur, son regard se fit soudain agressif :

— Puis-je vous demander, commandant, en quoi cela vous concerne ? fit-il en lui soufflant à la figure une haleine empestée de cognac.

Le colonel avait dû boire sans retenue depuis son débarquement.

— Cela me concerne au premier chef, figurez-vous ! s’obstina le capitaine de vaisseau. Votre agressivité est dénuée de fondement.

— Tranquillisez-vous, sir Torquil, intervint Pomfret. C’est le commandant Bolitho, qui s’est emparé du port ce matin. Naturellement, il souhaite ardemment que ses efforts portent des fruits, précisa-t-il avec un sourire débonnaire.

Cobban posa son regard bovin sur Pomfret, puis sur Bolitho, avant de laisser éclater sa hargne :

— Je suis un soldat ; je n’ai aucun compte à rendre à ce genre d’individu.

Un ange passa, puis Bolitho reprit la parole avec un calme redoutable :

— C’est fort dommage, colonel. Dommage aussi que, quand vous avez acheté vos galons, vous n’ayez pas acheté du même coup les bonnes manières qui vont avec !

Le visage de Cobban vira au violet, comme si son col d’officier l’étranglait :

— Voyez-moi cet impertinent arriviste ! Savez-vous bien à qui vous parlez ?

Pomfret s’appliquait à ne pas hausser le ton :

— En voilà assez ! Plus qu’assez, messieurs !

Il tourna ses yeux pâles vers Bolitho et précisa :

— Je sais que, dans votre famille, on a le duel facile, commandant, mais je ne tolérerai pas cela sous mon pavillon !

— Si c’est vous qui le dites, sir Edmund… bredouilla Cobban hors de lui. S’il ne tenait qu’à moi…

— Sachez que je suis à votre disposition, colonel, répondit Bolitho du tac au tac. Essayez seulement de m’en donner l’occasion !

La colère lui martelait les tempes comme une enclume et le vin lui barattait l’estomac comme au pire de ses fièvres. Mais il s’en souciait peu : l’allusion perfide de Pomfret et la stupidité grossière de Cobban lui faisaient jeter toute prudence par-dessus les moulins. Il vit l’inquiétude qui se peignait sur le visage tourmenté de Herrick puis, surpris, regarda la main que Pomfret posait sur son bras blessé :

— Je fermerai les yeux pour cette fois, continua Pomfret, en mettant votre éclat sur le compte de cette blessure.

Il poussa un soupir et continua négligemment :

— Vous appareillez demain, Bolitho : vous retournez à Cozar.

Son regard se fit lointain, et ses yeux parcoururent nonchalamment la pièce :

— Vous porterez mes dépêches à la garnison ; à votre retour, vous ramènerez Mlle Seton à Saint-Clar.

A cette perspective, l’amiral se fit presque jovial :

— Nous allons montrer à tous ces gens que nous ne sommes pas ici de passage. J’ai en tête quelques joyeuses festivités, voyez-vous ?

Cobban ne s’était pas encore tout à fait remis :

— Votre mariage, sir Edmund ? Vous allez le célébrer ici ?

Pomfret opina de la tête, mais il ne quittait pas des yeux le visage crispé de Bolitho :

— J’entends bien, et dans les formes. Je pense que cela témoignera de notre confiance en l’avenir. Ce sera la touche finale, précisa-t-il avec un sourire, et le moment me semble approprié.

Bolitho chancela sous l’insulte. Pomfret se moquait de lui, c’était évident. Et il obligeait l’Hyperion à reprendre la mer une fois de plus : il ne serait donc jamais autorisé à prendre quelque repos pour se remettre en état et panser ses blessures !

— Une frégate serait plus rapide, monsieur, observa Bolitho d’un ton uni.

— Mais c’est vous que je veux envoyer, Bolitho, rétorqua Pomfret. Cela vous laissera le temps de recouvrer vos forces et, pendant votre absence, nous tâcherons de mener les opérations à votre convenance.

— Est-ce tout, monsieur ? demanda Bolitho.

L’amiral pesa un instant sa question :

— Pour l’instant, oui !

Un valet leur tendit un plateau couvert de verres, mais Pomfret lui fit signe de s’éloigner et ajouta :

— A présent, Bolitho, si vous voulez bien m’excuser ?

Il pivota sur ses talons et s’éloigna vers la courbe gracieuse des escaliers.

— Je n’oublie pas vos paroles, commandant ! reprit Cobban, haineux. Et je vous les ferai payer, soyez-en bien sûr !

Bolitho échangea un regard avec Herrick :

— Nous retournons à bord ?

Sans un coup d’œil à Cobban, il se dirigea vers la porte. Herrick vida son verre d’un trait et le suivit ; il était encore tout ébranlé par l’échange d’insultes mesurées qui avait opposé les deux officiers. Il aurait voulu leur crier, à tous, ce que Bolitho avait fait pour lui et ce que chacun des hommes présents dans cette pièce lui devait personnellement.

Il le rattrapa près de la porte et le trouva en train d’inspirer profondément, le nez dans les étoiles ; son visage détendu reflétait une étrange tristesse.

— Rendez-vous compte, bredouilla Herrick, l’amiral a refusé un autre verre, commandant. Jamais il n’aurait fait cela à bord de la Phalarope !

Mais Bolitho ne l’avait même pas entendu. Il songeait à la jeune fille. Le fait de l’avoir pour passagère serait plus difficile encore que la fois précédente. Et, quand l’Hyperion jetterait de nouveau l’ancre ici, Cheney Seton se marierait.

Il remonta son baudrier et dit d’un air absent :

— Allons prendre un verre avec M’sieu Labouret et ses amis avant de repartir. J’ai la bouche mauvaise, le vin de l’amiral ne me réussit guère.

Sans un mot de plus, il s’avança vers le portail et dirigea ses pas vers le port.

— Envoyez !

 

La voix de Herrick résonna dans tout le mouillage et, comme il baissait son porte-voix, l’ancre de l’Hyperion fit un plongeon sonore, déclenchant une série de vaguelettes concentriques qui allaient s’élargissant jusqu’aux falaises environnantes. Le quart du matin venait à peine de commencer mais, après la légère brise du large, l’enclave du port avait tout d’une fournaise.

Bolitho, silencieux, regardait son vaisseau culer lentement jusqu’à rappeler sur son câble d’ancre. Comme d’habitude, les matelots affalaient les embarcations et gréaient des tauds de pont. Cozar n’avait pas changé, songea-t-il. Un seul autre navire était au mouillage sous les falaises désolées : la frégate Harvester. Il n’avait nul besoin de sa lorgnette pour constater que le commandant Leach avait pratiquement achevé ses réparations. Il s’avança lentement jusqu’aux filets de bastingage et leva les yeux vers le fort. A l’ouvert du port, la brume marine qui avait accueilli leur lente approche formait un mur de brouillard masquant l’horizon, et s’effilochait sur les mœllons gris du fort et de la batterie. Il eut un frisson et écarta son bras bandé de son buste. Ils avaient aperçu l’île la veille en début de journée, mais la faiblesse du vent les avait contraints à mettre en panne au coucher du soleil. Pendant toute la nuit, la silhouette du fort s’était détachée dans le lointain comme un château enchanté.

Herrick salua en portant la main à son bicorne et annonça de son ton le plus officiel :

— Les embarcations sont affalées, commandant.

Il jeta un coup d’œil vers les collines derrière le fort :

— On dirait qu’il y a de sérieux renforts à transporter à Saint-Clar.

Bolitho approuva de la tête. Sur les pentes des collines desséchées par le soleil s’alignaient des rangées de petites tentes ; çà et là, on apercevait une silhouette en uniforme rouge et le reflet du soleil sur une baïonnette mais tout était calme, comme si la chaleur et la poussière avaient eu raison de la garnison isolée.

— J’ai fait mander M. Seton, commandant. Il est prêt à traverser.

Il regarda Bolitho avec inquiétude :

— Est-ce que cela vous convient ?

— Oui.

Bolitho vit le canot déborder de l’ombre noire du vaisseau : deux aspirants étaient assis côte à côte dans la chambre d’embarcation. Il convenait que Seton vît sa sœur seul avant la bousculade de l’appareillage. Le jeune homme s’était rétabli de façon spectaculaire et semblait même avoir gagné en stature depuis le combat à bord du Fairfax en feu ; la balle qui l’avait touché avait creusé un méchant sillon en travers de son épaule mais, en dehors du choc et de l’hémorragie, il n’avait pas été trop sérieusement atteint. Il s’en était fallu de peu : un pouce plus bas, et…

Bolitho se mordit la lèvre et regarda les nageurs qui prenaient leur cadence et se dirigeaient vers la jetée.

Était-ce seulement par égard pour Seton qu’il l’avait autorisé à rendre visite à sa sœur ? Ou n’était-ce pas plutôt une vaine tentative pour différer l’inévitable rencontre ?

— Comment se porte M. Fowler ? demanda-t-il paisiblement.

Herrick secoua la tête :

— Le chirurgien est inquiet. Son visage était dans un état affreux ; si c’était moi, je préférerais être mort !

— Facile à dire, Thomas ! rétorqua Bolitho comme par-devers lui. Il m’est parfois arrivé, avant ou pendant un combat, de souhaiter mourir plutôt que d’être mutilé. Mais quand Rowlstone m’a coupé la manche, je priai avec une égale ferveur pour survivre.

Herrick le regarda et demanda :

— Comment va votre blessure, commandant ?

Bolitho haussa les épaules :

— Je m’en passerais volontiers.

Il n’était pas d’humeur à épiloguer sur le sujet, même avec Herrick. Pendant le court trajet jusqu’à Cozar, il s’était tenu à l’écart de ses officiers et, à part quelques brèves sorties sur la poupe, avait passé le plus clair de son temps seul, dans l’intimité de sa cabine. Il le savait, c’était parfaitement stupide et irréaliste de sa part : il venait à peine de se remettre de ses fièvres qu’il s’était jeté à corps perdu dans la bataille. A cette fatigue s’ajoutait la douleur lancinante de son bras blessé : telles étaient les véritables raisons de sa mélancolie. Tout au moins essayait-il de s’en persuader.

Il tenta de s’intéresser derechef à l’offensive imminente à partir de Saint-Clar, mais il ne parvenait guère à réveiller son zèle habituel, ni son goût de l’action. Cependant, le commandant d’un vaisseau de ligne ne pouvait s’autoriser à ruminer son amertume ; il devait balayer ses inquiétudes et corriger les torts que l’indifférence de Pomfret avait infligés à son navire.

Une nuit que l’insupportable douleur au bras l’avait chassé de sa bannette, il était sorti sur la dunette obscure et avait surpris une conversation entre Rooke et Gossett :

— Quoi que nous fassions, s’indignait Rooke, nous avons tort. Nous nous portons seuls à la rencontre de l’ennemi ? On nous blâme ! Nous réussissons ? D’autres tirent les marrons du feu…

Le maître principal avait renchéri d’un ton bougon :

— Le plus dur, c’est quand de vieux comptes se règlent aux dépens de ceux qui n’y sont pour rien. Je pense que l’amiral se sort plutôt bien de sa tâche, mais je n’arrive pas à lui pardonner son attitude vis-à-vis de notre commandant.

La réponse de Rooke fut un cri du cœur :

— C’est révoltant que tout le vaisseau soit puni parce qu’ils ne s’entendent pas !

Gossett ne se laissa pas démonter :

— Avec tout le respect que je vous dois, lieutenant, je crois que vous, le commandant vous a traité de façon plus qu’indulgente.

— Qu’insinuez-vous ? J’aurais dû être promu second ! Ce poste me revenait de choit !

— Ne faites pas semblant de ne pas comprendre ce que je veux dire, s’obstina Gossett sans se départir de son calme. C’est vrai que, avec un peu plus de chance, le commandant Turner vous aurait accordé cette promotion.

Il baissa la voix :

— Mais le commandant Bolitho ne vous a pas soufflé mot de la question du jeu, n’est-ce pas ? Pour autant que je sache, il ne vous a jamais menacé de représailles pour avoir dépouillé ce pauvre M. Quarme de ses économies, ou pour avoir poussé Dalby à voler ses propres collègues !

Rooke ne sut que répondre et Gossett avait conclu :

— Vous pouvez me mettre un motif si le cœur vous en dit, mais rien ne m’empêchera de penser que le commandant a fait montre d’une extrême indulgence à votre égard. Vous vivez au-dessus de vos moyens, c’est pourquoi vous retombez toujours dans la même ornière : voilà ce que c’est que d’être aussi bon joueur que combattant !

Tout en regardant le canot s’amarrer à la jetée, Bolitho s’étonnait de ne pas avoir demandé d’explications à Rooke après ce qu’il avait appris. Peut-être était-ce parce qu’il était encore sous le choc de son altercation avec Cobban ; l’aplomb avec lequel il lui avait répondu l’avait d’ailleurs surpris lui-même, et il se voyait désormais avec des yeux nouveaux. Finalement, il était comme son frère ; si l’occasion lui en avait été donnée, il se serait jeté tête baissée dans un duel absurde – non pour des questions de cartes ou de dés mais pour des raisons tout aussi triviales. Qu’il se découvre sous un jour nouveau le déroutait d’autant plus que Pomfret s’en était rendu compte.

— Aucune trace des bagnards, commandant, remarqua Herrick. J’imagine qu’ils travaillent de l’autre côté de l’île.

Bolitho opina de la tête. La Justice avait appareillé pour l’Angleterre et peu importait au capitaine du transport : les déportés pouvaient périr jusqu’au dernier dans ce trou perdu.

— Armez le canot ! ordonna-t-il soudain. Je descends à terre.

Il ne pouvait tenir en place une minute de plus. Herrick, inquiet, le regarda fixement :

— Ecoutez, commandant, je sais que cela ne me regarde pas mais, pendant vos fièvres, j’ai entendu courir des ragots.

Sous le regard brûlant de Bolitho, il baissa les yeux :

— Je ferais n’importe quoi pour vous, vous le savez. Je serais prêt à mourir ici et maintenant pour vous, s’il le fallait.

Il releva la tête, il y avait une lueur de défi dans ses yeux bleus :

— Et cela me donne le droit d’être franc et carré.

— Et que souhaitez-vous donc me dire ? demanda Bolitho.

— Ceci : sir Edmund Pomfret est un adversaire puissant, commandant. Il a dû bénéficier de sérieux appuis pour se sortir aussi bien de la perte de son premier navire et de toute la pagaille qu’il avait causée. Il a obtenu ses galons d’officier général en dépit de ses faux pas. Il n’hésitera pas à user de toute son influence et de son pouvoir contre vous s’il lui vient une minute à l’esprit que vous vous intéressez de trop près à sa fiancée.

— C’est tout ? s’enquit Bolitho avec un calme extrême.

— Oui, commandant ! opina Herrick. Je n’y tenais plus, vous savez que je ne suis pas homme à garder sur le cœur ce que j’ai à dire.

Bolitho serra les poings et sentit la douleur lui transpercer le bras comme un coup de couteau :

— Eh bien à présent, monsieur Herrick, vous pouvez armer mon canot.

Il se détourna, impassible, tandis que, les idées tourbillonnaient dans sa tête : que Herrick eût eu le courage de lui parler aussi ouvertement ne le consolait en rien, pas plus que le fait que son fidèle lieutenant eût entièrement raison.

— Il est inutile que vous vous tourmentiez à mon sujet, rétorqua-t-il froidement. Mais je vous saurai gré de bien vouloir, à l’avenir, vous abstenir de vivre ma vie à ma place.

Il aperçut Gimlett paresseusement étendu près de l’échelle de poupe et l’interpella vivement :

— Sors-moi mon uniforme pour descendre à terre !

Il s’éloigna de la barre à roue déserte et se retourna vers Herrick, qui était visiblement navré de la tournure que prenaient les événements :

— Et ne me reparlez plus de cela !

Vingt minutes plus tard, Bolitho se dirigea d’un pas martial vers la coupée ; il portait son plus bel uniforme et avait le bras en écharpe. Herrick l’attendait avec les autres officiers et Bolitho caressa un instant l’idée de le prendre à part pour en finir avec ce stupide malentendu, dont il portait l’entière responsabilité ; mécontent de lui-même et plus mécontent encore que Herrick eût percé à jour ses piètres défenses, il donna un ordre sec :

— Allons-y !

Puis il souleva son bicorne pour saluer la dunette et descendit dans le canot qui l’attendait.

Les trilles des sifflets retentirent ; le canot déborda et s’écarta de l’ombre protectrice du vaisseau. Quand il regarda vers l’arrière, le commandant de l’Hyperion vit que Herrick le suivait des yeux ; sa silhouette trapue semblait minuscule devant la masse imposante du deux-ponts.

— Votre bras va bien, commandant ? demanda Allday avec douceur.

Puis, remarquant les épaules rigides de Bolitho, il pinça les lèvres. Ça va barder, songea-t-il. Tandis qu’il dirigeait le canot vers la lointaine jetée, il ne le quitta pas des yeux, cherchant quelque signe, quelque indice de changement dans l’expression lugubre de Bolitho. Jamais il ne l’avait vu comme cela, non, et ce n’était pas le genre de changement qu’Allday était disposé à accepter avec passivité. Il sentait son commandant curieusement tendu, plein d’une impatience fébrile qui ne lui ressemblait en rien.

Allday eut un soupir et secoua la tête de façon dubitative ; comme Herrick, il n’avait qu’un désir : protéger Bolitho contre tous les dangers, quels qu’ils fussent. Mais il ne pouvait, hélas, le protéger contre lui-même et cette évidence aveuglante le tracassait sans relâche.

 

Le capitaine de vaisseau fut aussi agacé que surpris d’être accueilli sur la jetée par un très jeune officier vêtu de la tunique à parements rouges de l’infanterie.

Il porta vaguement la main à son bicorne pour répondre au salut impeccable du jeune homme qui s’était présenté :

— Enseigne Cowper, commandant, du 91e chasseurs à pied.

Il déglutit avec effort, car Bolitho le dévisageait sans aménité. Puis il ajouta d’un ton embarrassé :

— Je vous ai amené un cheval, commandant. J’ai… j’ai pensé qu’il pourrait vous faciliter le trajet.

— C’est bien aimable à vous, accorda Bolitho.

Il avait escompté monter à pied jusqu’au fort : cela lui aurait donné le temps de réfléchir et de mettre au clair ce qu’il allait dire. Son indécision n’échappa pas à l’enseigne qui redoublait de prévenances :

— Si vous ne savez pas monter, commandant, je tiendrai la bride.

Bolitho le terrassa d’un regard glacial avant de riposter :

— Figurez-vous, monsieur Cowper, que je suis non seulement officier de marine, mais Cornouaillais de surcroît. Dans mon pays, on en connaît un rayon sur les chevaux !

Avec toute la dignité dont il était capable, il se hissa en selle sous les regards admiratifs et respectueux de l’équipage de son canot et ceux de l’ordonnance. L’animal était quasiment somnolent.

Ils s’engagèrent au petit trot sur le chemin de terre ; chaque choc des sabots contre les cailloux provoquait des élancements dans son bras bandé. Il s’efforça de s’intéresser au paysage, ne fût-ce que pour penser à autre chose qu’à lui-même et à ses misères. La route était déserte, à l’exception d’une sentinelle apathique ; rien n’évoquait le souvenir du massacre à la caronade, ni de l’assaut triomphal des fusiliers marins d’Ashby. Après un tournant, il aperçut le fort et les rangées de tentes de campagne bien alignées sur la colline blanchie par le soleil.

— J’imagine que vous avez hâte de rejoindre le gros de nos troupes à Saint-Clar ? s’enquit Bolitho.

Le jeune enseigne se tortilla sur sa selle et lui lança un regard surpris :

— C’est que j’ignore ce qui va s’y passer, commandant.

Bolitho regarda le fort :

— Eh bien, j’espère que votre supérieur hiérarchique est mieux informé que vous.

Nullement décontenancé par ce sarcasme, Cowper eut un sourire amusé :

— C’est-à-dire que, commandant, le supérieur hiérarchique ici, c’est moi !

Bolitho tira brutalement sur les rênes de sa monture et se tourna vers l’enseigne qui chevauchait à sa hauteur :

— Vous dites ?

Le sourire de Cowper s’évanouit et il se tourna sur sa selle, mal à l’aise sous le regard féroce de Bolitho :

— Enfin, je veux dire, commandant, je suis le seul officier sur l’île.

Bolitho désigna les tentes :

— Et c’est vous seul qui commandez à tous ces hommes ? Pour l’amour du ciel, qu’est-ce que cela signifie ?

Le garçon eut un geste d’impuissance :

— C’est-à-dire, commandant, en réalité, il n’y a que vingt hommes et un sergent sous mes ordres. Les tentes ne sont là que pour le cas où une frégate française viendrait en reconnaissance.

Il soupira :

— En d’autres termes, je commande un camp vide.

Le capitaine de vaisseau sentit sa monture vaciller sous lui tandis que son esprit se débattait avec l’ahurissante révélation de Cowper :

— Vous n’avez pas de renforts pour Saint-Clar ? Pas un seul homme ?

— Pas un, commandant. J’ai reçu un message de lord Hood. Un brick est venu de Toulon.

D’un coup de rênes, il fouetta légèrement son cheval pour suivre Bolitho qui avait fait repartir le sien.

— Je suis chargé de tenir la place jusqu’à nouvel ordre, ainsi que de développer et d’étendre le camp existant, autant que possible.

Il se hâta de poursuivre, comme s’il craignait d’entendre les commentaires de Bolitho :

— Nous avons taillé toute la toile disponible, les défenses, les vieilles voiles, n’importe quoi. Mes hommes font le tour des feux de camp pour les ranimer, tout en gardant un œil sur les forçats.

Ses frêles épaules semblèrent se voûter :

— C’est parfois un peu lourd, commandant.

Bolitho, touché, le regarda soudain avec compassion. Ce n’était qu’un enfant, sans grande expérience et il s’était vu confier une tâche qui aurait donné des cheveux gris à des officiers bien plus âgés que lui.

— Ainsi, cela a mal tourné à Toulon ? demanda Bolitho.

Cowper approuva de la tête :

— On dirait bien. Lord Hood avait deux régiments avec lui là-bas, mais ils n’ont pu faire mieux que tenir la ville et les forts qui la protègent. Il semble que de nombreux Français, que l’on croyait fidèles à la cause royaliste, aient changé leur fusil d’épaule.

— Et il n’y aura pas un homme de trop à envoyer à Saint-Clar… souligna Bolitho, exprimant ses pensées à haute voix. Mais j’imagine que la situation est bien en main.

Cowper en était moins sûr :

— On peut toujours espérer, commandant.

En silence, ils franchirent au trot le pont de bois au-dessus du profond fossé hérissé de pieux acérés, et ils pénétrèrent dans le fort par les portes grandes ouvertes. Un soldat arpentait le rempart le long de la batterie ; un autre se précipita pour prendre les chevaux par la bride. En dehors de ces deux-là, le seul être vivant en vue était un homme à demi nu, enchaîné à la roue d’un affût de canon. Sa peau était brûlée par le soleil, sa bouche ouverte et sa pitoyable figure totalement crispée face à la lumière aveuglante :

— Un consigné, commandant, expliqua Cowper pas très fier de lui. Mon sergent m’a dit que c’était la seule façon de les punir.

Il se détourna :

— J’imagine que c’est comme ça que l’on fait respecter la discipline.

— Les punitions de campagne, rétorqua Bolitho, sont de rigueur quand vous avez une armée derrière vous. Je vous suggère de faire observer à votre sergent que, en cas d’attaque, un médiocre soldat vaut mieux qu’un soldat mort.

— Merci, commandant ! approuva fermement Cowper. Je ne manquerai pas de le lui dire.

A l’intérieur du donjon, l’air était frais, glacial même en comparaison de la température torride qui régnait dans l’enceinte. Bolitho suivit l’enseigne dans l’étroit escalier en colimaçon ; la dernière fois qu’il l’avait escaladé, songeait-il, il disparaissait dans la fumée des mousquets et résonnait des cris et des malédictions des agonisants.

Le cantonnement des officiers, où s’étaient succédé au fil des années nombre de commandants, était sinistre, sans le moindre charme. La pièce centrale, qui dominait le promontoire, épousait l’arrondi de la tour, et ses fenêtres étroites, percées dans l’épaisseur des murs, donnaient l’impression de tableaux éblouissants représentant un autre monde. Il y avait quelques tapis de jonc et Bolitho reconnut çà et là les meubles, rustiques mais bien conçus, façonnés par les charpentiers de l’Hyperion. Ces objets étaient la seule trace d’occupation humaine digne d’être remarquée. Une petite porte cloutée s’ouvrit dans une cloison latérale et la demoiselle, suivie par son frère et l’aspirant Piper, fit son entrée dans la pièce.

— Le commandant Bolitho est venu vous voir, madame, dit Cowper.

Il eut un regard appuyé à l’intention des aspirants :

— Si vous voulez bien m’accompagner, je vais vous faire visiter le reste du… heu… fort.

— Je suis na… navré de n’avoir pas… pas été à la jetée pour vous z-a… z-accueillir, co… commandant.

— Je ne m’attendais nullement à vous y trouver, répondit Bolitho, d’un air absent.

Il n’avait d’yeux que pour la demoiselle, qui s’avança vers une fenêtre. Elle portait une ample robe blanche et son opulente chevelure châtaine coulait librement sur ses épaules.

Dès que les autres officiers eurent quitté la pièce, elle dit d’une voix douce :

— Je vous souhaite la bienvenue, commandant.

Ses yeux se posèrent sur la manche vide du capitaine de vaisseau :

— Mon frère m’a appris ce qui vous est arrivé. Quelle horreur !

Bolitho se sentait tendu :

— Lui aussi s’est bien comporté, mademoiselle. Sa blessure en aurait terrassé de plus aguerris.

Elle sembla ne pas l’avoir entendu :

— Quand je l’ai vu avec son bras bandé, je vous en ai voulu ; il est si jeune. Il n’a jamais été fait pour ce genre de vie.

Dans la lumière du soleil, ses yeux brillaient du même éclat que les eaux vertes qui battaient le pied de la falaise.

— Je pense que c’était une réaction naturelle de ma part. Mais quand il m’a raconté son histoire, j’ai compris à quel point il avait changé. On ne le reconnaît plus !

Elle lui lança un regard candide :

— Et il ne parle que de vous, le saviez-vous ?

Bolitho ne savait que répondre. Toutes les phrases qu’il avait préparées avec soin s’étaient envolées dès qu’il avait pénétré dans la pièce.

— Cela aussi, c’est normal, dit-il maladroitement. Quand j’avais son âge, j’avais la même attitude vis-à-vis de mon commandant.

Pour la première fois, elle sourit :

— Je suis heureuse de constater que vous, au moins, vous êtes bien le même, commandant. Parfois, dans la fraîcheur du soir, je me promène sur le rempart et je songe à notre voyage depuis Gibraltar.

Ses yeux étaient perdus dans le lointain :

— Je me souviens de l’odeur du navire et j’entends encore le tonnerre de ces terribles canons.

— Et voilà que maintenant je viens vous emmener à Saint-Clar.

Il avait du mal à articuler ses mots :

— J’imagine que vous attendiez un navire ?

— Oui, un navire.

Elle hocha la tête ; le gracieux mouvement de sa chevelure et de sa nuque frappait le cœur de Bolitho d’une délicieuse douleur :

— Mais pas le vôtre, commandant.

Elle leva les yeux vers lui, les mains serrées :

— Avez-vous reçu l’ordre de venir me chercher ?

— Oui. C’était le désir de votre… je veux dire, de sir Edmund.

Elle détourna le regard :

— J’aurais préféré que cela fût quelqu’un d’autre ; je pensais que nous ne nous revenions plus, vous et moi.

— Je sais.

Il ne pouvait plus celer son amertume.

— Je pense que je serai présent quand vous deviendrez lady Pomfret.

Elle recula d’un pas, toute rougissante :

— Est-ce que vous me méprisez, commandant ? Votre honneur vous empêche-t-il de jamais commettre une erreur ou de vous écarter de votre devoir ?

Elle leva la main :

— Ne répondez pas ! Je lis la réponse sur votre visage.

— Comment pourrais-je vous mépriser ? repartit doucement Bolitho. Vous êtes libre de vos choix. Il se trouve que je suis un des officiers de sir Edmund mais je pourrais être le premier venu.

Elle eut un geste qui lui était familier pour remettre en place une mèche de cheveux qui lui descendait devant le visage ; pour Bolitho, c’était un nouveau coup au cœur :

— Eh bien, commandant, j’ai quelque chose à vous dire. Quand ma mère est morte, au cours de ce soulèvement à la Jamaïque, ce fut affreux ; peu après, un terrible cyclone a emporté un nombre considérable de navires, dont les deux qu’avait armés mon père. Les émeutiers avaient détruit la plus grande partie de nos récoltes et de nos immeubles. Mon père avait besoin que ses deux navires atteignent l’Angleterre avec notre dernière cargaison au complet, comprenez-vous ? Il en avait absolument besoin.

Bolitho ne savait que faire, la colère et le désarroi de Cheney le consternaient :

— J’ai entendu parler de ce cyclone.

— Il a ruiné mon père ! Après la mort de ma mère, la santé de mon père s’est complètement détériorée. Sir Edmund est arrivé à la Jamaïque pour écraser la rébellion ; rien ne l’obligeait à nous venir en aide, pourtant il n’a pas hésité. Il a pris à sa charge les frais de notre retour en Angleterre et il a épongé les dettes de mon père. Nous n’avons jamais pu le rembourser, car mon père ne s’est jamais remis, tant physiquement que psychologiquement.

Elle eut un geste de désespoir :

— Il a mis sa demeure de Londres à notre entière disposition, il a payé intégralement l’éducation de Rupert et l’a encouragé à prendre la mer sur un navire du Roi : le vôtre, commandant.

— Quelle pitié !

Bolitho aurait voulu lui tendre la main, la toucher, mais il resta pétrifié.

Elle le scruta du regard :

— Regardez-moi bien, commandant. J’ai vingt-six ans. Depuis que Rupert est en mer, je suis complètement seule. Je sais que sir Edmund n’éprouve pas de grands sentiments pour moi, mais il a besoin d’une femme. Je lui dois bien cela !

— Les années passent, observa Bolitho, et soudain on s’aperçoit que l’on a raté quelque chose…

Surprise et peinée, elle lui coupa brusquement la parole en faisant un pas vers lui :

— Je vous l’ai dit, commandant, j’ai déjà vingt-six ans. Cela ne veut pas dire que je doive me jeter à la tête du premier venu ! Sir Edmund a besoin de moi, et cela me suffit : c’est dans l’ordre des choses.

Bolitho regardait le plancher :

— Je parlais de moi et non de vous !

Dès qu’il lui aurait tout dit, il partirait ; mais il n’osait lever les yeux vers elle :

— J’ai dix ans de plus que vous et, jusqu’à notre première rencontre, je n’avais jamais rien regretté. J’ai ma maison en Cornouailles, mais mes courts séjours à terre n’étaient jamais que des interludes ; j’y ai mes racines, mais je n’ai jamais vraiment vécu là-bas.

Il s’attendait à un éclat soudain de la part de la jeune fille, mais elle l’écoutait sans dire mot :

— Je ne puis certes pas vous offrir la vie luxueuse que vous aurez à Londres aux côtés de sir Edmund, mais je puis…

Sa voix s’étrangla dans sa gorge, et c’est elle qui dut lui demander avec douceur :

— Que pouvez-vous m’offrir, commandant ?

Il releva la tête : elle se tenait toute droite devant lui, le visage à contre-jour. Seul le mouvement haletant de sa poitrine révélait son émotion – ou peut-être sa colère. Il reprit la maîtrise de sa voix :

— Je puis vous offrir mon amour. Je ne m’attends pas à être autant aimé en retour mais, si vous me laissez une chance, juste une petite chance, je ferai tout pour vous rendre heureuse et vous donner la paix que vous avez tant méritée.

Un silence écrasant s’installa dans la pièce ; Bolitho entendait le clapotis indistinct des vagues, loin sous les fenêtres, et surtout, le cognement douloureux de son cœur contre ses côtes.

Enfin elle répondit :

— Il me faut du temps pour réfléchir.

Elle se dirigea d’un pas vif jusqu’à la fenêtre, lui dissimulant son visage :

— Etes-vous bien conscient de ce que vous faites, commandant ? De tout ce que cela implique ?

— Tout ce que je sais, c’est l’importance que vous avez à mes yeux. Quoi que vous décidiez, rien ne pourra jamais changer cela.

Il vit frémir les épaules de la jeune fille et ajouta avec douceur :

— Je préviendrais sir Edmund si vous décidiez…

Elle secoua la tête :

— Non. C’est à moi de le faire.

Elle se fit presque distante pour ajouter :

— Sir Edmund sait se montrer dur. Vous risquez d’avoir à en souffrir.

Bolitho en eut un coup au cœur :

— Alors… vous pensez que… je veux dire, vous croyez éventuellement…

Elle se tourna vers lui et lui posa les mains sur les épaules ; ses grands yeux illuminaient tout son visage :

— En avez-vous jamais douté ?

Il voulut l’enlacer avec son bras valide mais elle s’écarta, les mains croisées sur la poitrine :

— Je vous en prie, pas maintenant ! Laissez-moi réfléchir seule.

Bolitho recula vers la porte ; mille pensées tourbillonnaient dans sa tête :

— Mais, m’épouserez-vous ? Dites-le-moi au moins une fois avant que je ne vous quitte !

Sa lèvre trembla et il vit une larme ruisseler sur sa joue et tomber sur sa poitrine :

— Oui, Richard.

Elle souriait au milieu de ses larmes :

— C’est vous que mon frère idolâtre, et davantage encore. Oui, je serai heureuse de vous épouser !

Plus tard, dans le canot qui le ramenait à l’Hyperion, Bolitho se laissa gagner par une douce torpeur. L’officier de quart lui fit son rapport officiel dès qu’il parvint sur la dunette, mais il ne l’entendit même pas, pas plus qu’il ne garda souvenir de ce qu’il lui avait dit en réponse.

Herrick, une longue-vue sous le bras, se tenait près de l’échelle de poupe, l’air abattu. Bolitho traversa la dunette en quelques enjambées rapides et lui déclara :

— Je vous dois des excuses, Thomas.

D’un geste, il écarta ses protestations muettes :

— J’ai eu tort, ce que je vous ai dit était ridicule.

Inquiet, Herrick ne le quittait pas des yeux :

— Est-ce que votre blessure vous fait souffrir, commandant ?

Bolitho le regarda, interdit :

— Ma blessure ? Certainement pas !

— Eh bien, continua Herrick hésitant, moi aussi je suis navré, commandant. Je ne puis supporter de vous voir en difficulté, surtout quand tout dépend entièrement de vous.

Il poussa un profond soupir :

— Mais maintenant nous pouvons appareiller et, après le mariage, tout rentrera dans l’ordre. Et c’est cela qui compte !

Il eut un large sourire de soulagement.

Bolitho le regardait d’un air enjoué, se demandant s’il allait continuer à le taquiner ou non.

— Le mariage est ajourné, Thomas, dit-il enfin.

— Ajourné, commandant ?

Herrick tombait des nues :

— Je ne comprends pas.

Bolitho pétrissait son bras bandé avec ses doigts :

— Je crois que Falmouth serait un cadre bien plus convenable, pas vous ? Et c’est vous qui conduirez la mariée à l’autel, si vous pouvez faire cela pour moi ?

Herrick resta quelques instants bouche bée :

— Non ! Ne me dites pas que vous avez…

Il ouvrait et fermait la bouche, plongé dans la confusion la plus complète :

— Mlle Seton, commandant ? La fiancée de l’amiral ?

— L’ex-fiancée de l’amiral, Thomas ! précisa Bolitho souriant.

Il pénétra sous la poupe et, jusqu’au moment où il claqua la porte de sa cabine, Herrick l’entendit siffloter. C’était bien la première fois.

Le second de l’Hyperion étreignit la lisse de teck :

— Elle est bonne, celle-là !

Il s’ébroua comme un chien :

— Eh bien, celle-là, pour être bonne, elle est bonne !

 

En ligne de bataille
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